Pendant
que nous sommes saisis d'émotion par ce que peintres,
musiciens, metteurs en scène et autres artistes de notre
temps ouvrent comme espace dans nos musées et nos théâtres
pour ce qui dans l'humain ne trouve pas sa voie dans
le langage, au risque de rester étranger au lien social,
ailleurs les hommes s'entretuent dans des guerres de civilisation,
effaçant des pans entiers de cette humanité dont
musées et théâtres racontent l'impasse.
La science dont la technologie produit ces armes donne, dans
le même temps, de l'humain de nouvelles visions qui remettent
en question les valeurs et les principes dont se soutenaient
ces civilisations. Pourtant cette science est aussi un produit
de la civilisation. Elle s'en veut même aujourd'hui le
produit par excellence, qui serait à même de définir
pour demain les critères à partir desquels de
nouvelles valeurs fondatrices pour les civilisations
pourront être établies. Le défi de l'époque
reposerait sur un dialogue encore impossible des civilisations.
Il mobilise et concerne toutes les nations, pas seulement les
plus grandes. Il met en cause la conception même de l'être
humain, si différente d'une civilisation à l'autre,
et si contradictoire dans les rencontres des cultures.
Notre effort de réflexion et nos discussions vont porter
sur cette impasse qui justifie notre appel
à un retour aux fondamentales. Si tout
est à repenser en vue d'une mutation
de nos modes d'existence, il devient urgent
de distinguer le permanent du provisoire, ce
hors de quoi nous ne sommes plus humains, et ce qui
nous permet de survivre et de créer notre propre existence.
Cette dimension fondamentale de notre être
qui a constitué Homo sapiens il y a quelque deux cent
mille ans, qu'en avons-nous fait ? En premier lieu donc de nos
préoccupations, cet humain, dont nous
portons seuls et collectivement la responsabilité. Il
disparaît de plus en plus dans l'ombre de l'économique
qui prétend le servir et sous la reconsidération
du juridique qui est censé le protéger.
Pourtant il y a deux cent mille ans apparemment, s'il faut en
croire les scientifiques, quand il apparaît sous cette
forme du corps parlant qui rompt avec les autres
anthropoïdes, l'humain devient progressivement
le centre qui va orienter l'évolution et le destin de
cette planète. Que pouvons-nous conjecturer
aujourd'hui de ce qui s'est manifesté là et qui
puisse nous aider à faire de la préservation de
l'humain une priorité avant tout autre
objectif et les conditionnant tous ? De toute évidence
les civilisations se sont constituées chacune autour
d'une certaine conception de cette chose humaine,
qui alimentait leur structuration du lien social et les conditions
de la coexistence et de la survie du groupe social. Nous pouvons
en savoir quelque chose aujourd'hui par la science tout autant
qu'en interrogeant ce que l'histoire nous en apprend. Mais chacune
a défini à sa façon cet «
humain », et a porté un jugement singulièrement
différent sur cette chose humaine dont
elle prétend tirer les justifications de ses valeurs.
Bref, chacune a constitué son propre mode de
contrôle de cette chose humaine qui a subverti
le mode d'existence des individus dans le groupe,
faisant de chaque individu un électron libre
en quête d'une jouissance qui le conduit en
dehors des limites de la satisfaction acceptable dans
le groupe. Et aujourd'hui un éventuel dialogue
des civilisations comme chance pour arrêter le
massacre des humains suppose que chacune revienne sur ce qui
pour elle fait partie des fondamentales, du non négociable.
De plus en plus il devient clair que l'existence d'une civilisation,
comme celle d'une nation ou d'une culture ne peut pas se réduire
à des questions d'ordre économique ni se contenir
dans les limites du juridique. Ce serait nier ce qui s'est révélé
comme constitutif de la survie et de l'existence
de cette chose dite humaine dès son
apparition, l'esthétique, sa capacité
de symboliser et de créer. Cela est vrai pour
les plus petites nations comme pour les plus grandes qui convoitent
leurs ressources, leurs moyens de subsistance et de survie.
Nous nous appuierons sur ce que peuvent nous suggérer
la science, l'histoire des civilisations, les productions culturelles
et la psychanalyse pour cerner cette question d'un spécifique
de l'humain sans quoi le reste n'a plus de sens quelle
que soit l'importance qu'on lui donne. Mais une telle approche
nous fera inévitablement questionner les montages de
civilisations en ce qui concerne le féminin
qui ne saurait se réduire au sexuel dont les racines
dans la reproduction du groupe précèdent l'apparition
du corps parlant avec Homo Sapiens.
Le féminin ne serait-il pas plutôt tributaire du
langage qui s'impose semble-t-il seulement 100 000 ans plus
tard ? Et qu'est-ce que la science et la psychanalyse aujourd'hui
peuvent nous aider à en penser ? On ne peut là
sous-estimer le montage du phallique dans les civilisations
où le masculin serait tributaire de la production
du sexuel comme une censure de l'érotique.
C'est là un enjeu déterminant dans un contexte
de mondialisation marqué par une généralisation
de l'éducation des femmes qui met déjà
en cause les modalités de jouissances recevables dans
la confrontation des cultures.
L'écart ici suggéré entre le surgissement
de cette chose humaine qui sépare Homo
sapiens des autres anthropoïdes, et le langage
qui survient à un moment où la structure des solidarités
et du compagnonnage devenait une nécessité
pour la survie de l'humanité, cet écart
n'est pas sans conséquences dans le devenir de l'humain.
Il rend compte très exactement de cette dimension fondamentale
de l'humain que nous appelons aujourd'hui l'érotisme.
Si les scientifiques ont raison, cela ressemblerait à
un moment de bascule dans l'histoire du développement
de l'humanité. Un moment que nous discuterons avec une
particulière attention dans la mesure où il nous
renverrait à la constitution d'un principe qui est apparu
avec constance dans la clinique psychanalytique et qui s'est
imposé comme fondamental dans la psychanalyse, c'est
que le langage n'a pas pour fonction de rendre compte du réel.
Loin de là, il produit plutôt la réalité
qui conditionne le lien social et lui donne un sens
qui en garantit les limites de recevabilité.
Fort justement la psychose se présente
comme le refus d'un tel constat, qui par ailleurs motive la
méfiance profonde que le féminin entretient contre
le langage. D'où le malentendu dont nous faisons la communication.
Le pervers, comme le mystique, prend
en regard de cette communication une distance qui nous informe
sur ce qu'elle peut supporter de faux semblant et de tromperie
coûteuse dans la mise en scène du lien social.
Aussi, l'érotisme qui semblerait être
pour certains ce à quoi le langage réduit la
chose humaine sera le centre de nos préoccupations.
Car à sous-estimer que les civilisations ont produit
la sexualité comme un barrage contre l'érotisme,
en guise d'un contrôle total mais impossible, on ne peut
que continuer à ne rien entendre de ce qu'on a appelé
le pansexualisme de Freud, et sa contrepartie que l'on trouve
obscure, le « pas de rapport sexuel » de Lacan.
La science, qui à juste titre prétend nourrir
désormais la civilisation en lieu et place des religions,
prend le relai dans la détermination de ce à partir
de quoi aujourd'hui doit se reconsidérer la production
sociale de la sexualité. Elle prétend permettre
d'opérer une révolution dans les conceptions
de l'humain au rythme de la mutation que les nécessités
d'un dialogue entre les civilisations conditionnent aujourd'hui.
Mais qu'est-ce que cela change pour l'érotisme
quand ce sujet qui produit la science est lui-même
un produit de l'érotisme ? Cette question donne une autre
dimension à nos recherches et nos discussions, car elle
devient un élément incontournable dans ce que
Michel de Certeau a appelé notre « invention du
quotidien ». Il y a en effet une part essentielle
de cette chose qui reste étrangère
à la science, et qui comme telle, continue
à ne pas se dire, sauf dans ses effets pathologiques
dans nos corps, ses violences dans nos ruptures sociales, ses
audaces esthétiques dans nos créations intempestives.
Et cette part d'étrangeté, si
familière à nos incohérences
passionnées, qui ne cesse pas de ne pas s'inscrire
dans nos sciences, n'en finit pas de nourrir
notre érotisme. Anges ou démons cette
chose semble inséparable de l'humain au point de commander
son devenir. Elle sera donc au cœur de nos préoccupations
des cinq prochaines rencontres.