La crise grecque, qui était en fait une crise européenne,
comme viennent de le confirmer les dernières élections
en France, le surgissement de l’État Islamique, la
crise dite économique de 2008, et bien d’autres événements
auraient dû nous alerter. Ces événements, comme
le plus récent d’entre eux, l’élection
de Donald Trump à la présidence des États-Unis,
sont considérés et souvent traités par les
médias d’abord comme des événements nationaux:
pourtant ils ont une portée mondiale touchant le devenir
de l’humain sur cette planète. Les signes sont là
sous nos yeux, en quelque sorte depuis le passage du capitalisme
du stade de l’internationalisation industrielle à celui
de la globalisation financière à la fin des années
80. Ce passage entraînait avec lui une contradiction au sein
de l’économie capitaliste que le développement
technologique, qui soutient cette globalisation, loin d’aider
à la résoudre, n’a fait qu’approfondir.
Une nouvelle étape de cette évolution s’est
amorcée avec l’informatisation des sciences et des
technologies promouvant l’intelligence artificielle et ses
nouvelles possibilités et qui touche cette fois aux croyances
profondes qui "formattent" les sensibilités individuelles
depuis des siècles. Le transfert aux machines et aux robots
des capacités et des activités humaines représente
une véritable mutation qui met au premier plan, pour certains
milieux intellectuels, le concept très occidental du "posthumain".
Et ce, sans compter la concomitance d’une dimension décisive
qui subvertit le lien social dans toutes les nations, où
les catastrophes naturelles qui accompagnent le réchauffement
global vont modifier dramatiquement les conditions de coexistence
et de solidarité des populations et des nations pour le meilleur
ou pour le pire. Le psychanalyste sur les sentiers ouverts par le
philosophe s’inquiète et s’enthousiasme du sort
de la "chose" humaine qui s’engage dans cette mutation.
En fait, à notre insu, puisque nous regardions ailleurs,
un nouveau monde a surgi, structurant déjà d’une
manière irréversible le statut et le devenir de l’humain
sur cette planète. Aucun retour en arrière n’est
possible. Dans les trente à quarante prochaines années,
le monde dans lequel va vivre la génération des 20-45
ans verra les trois quarts de la population mondiale vivre dans
quelques cent-cinquante à deux cents grandes villes de plusieurs
dizaines de millions d’habitants. Il y aura probablement deux
milliards d’êtres humains de plus avec quelques 600
à 800 000 réfugiés. L’espérance
de vie sera passée à 120 et peut-être 140 ans,
en attendant que la science et la technologie vainquent la plupart
des maladies mortelles et la vieillesse. À cause de la coexistence
inévitable de cinq ou six civilisations dans ces grandes
mégapoles, les confrontations de civilisations et de cultures,
auxquelles nous commençons à peine à assister
aujourd’hui, auront profondément bouleversé
nos conceptions de la morale et de l’éthique sur lesquelles
reposent encore les pratiques politiques et les rapports sociaux.
L’État de droit devra être reconsidéré
tout comme l’égalité entre tous les citoyens
indépendamment de leur sexe, leur couleur, leur religion
ou leur choix idéologique ou politique. Ce que nous appelons
encore l’État, son pouvoir et son autorité seront
pris entre ceux des mégapoles et ceux des corporations. Dans
la tête et dans le cœur de cette génération
des 20-45, et à leur insu, cette mutation est déjà
commencée sans aucune possibilité ni de revenir en
arrière ni d’imaginer quelle forme prendra ce qui est
désormais à venir. Les aînés et ceux
qui avec eux pensent dans les critères du passé, obsédés
par les enjeux économiques, tout comme les politiciens préoccupés
davantage par la conquête du pouvoir que par le souci de ce
qui déjà nous arrive sont en fait objectivement un
obstacle dans leur volonté d’orienter l’avenir.
Les solidarités à venir que commande le souci de l’humain,
et qui sont nécessaires au devenir des nations et au maintien
de ce qui sera demain encore des valeurs de civilisations, ne font
pas encore l’objet de leurs préoccupations ni des nôtres.
Nous ne ressentons pas encore le besoin de savoir ce que chaque
civilisation aura apporté d’utile et de nécessaire
à l’humanité pour cette nouvelle étape,
avant de disparaître.
Nos réflexions et nos discussions cette année seront
marquées par le souci d’identifier et de faire face
à ce qui est déjà là. Pouvons-nous tenter
de comprendre ce qui se défait pour mieux cerner et investir
ce qui est en marche? Des civilisations et des cultures ont disparu
dans le passé, mais pas sans avoir légué à
l’humanité ce qui était nécessaire pour
continuer son évolution vers ‘on ne sait quoi’
encore à venir. Nous faisons partie des quatre ou cinq générations
qui ont la responsabilité de gérer la transition vers
cet innommé dans nos sociétés. On critique
les politiciens et le système financier, on croit constater
un échec des gauches comme des droites et on se plaint d’une
montée des extrêmes droites et du radicalisme de droite
comme de gauche. On a perdu des repères et des balises quant
à la moralité publique où la rectitude politique
soutenue par la critique médiatique offre des compensations
mouvantes. Le concept d’éthique s’est tellement
éloigné de son sens premier qu’il est devenu
inopérant. La critique du présent nous rend aveugles
en regard de l’avenir qui a déjà commencé
à compromettre les objectifs et les enjeux de ce présent.
Mais la caractéristique des transitions où les nouveautés
qui ne sont que des modes passagères disparaissent sans laisser
de traces, c’est que des tendances fortes s’inscrivent
en modifiant les sensibilités des nouvelles générations,
produisant de nouveaux mythes pour accréditer de nouvelles
esthétiques où se justifient de nouvelles exigences
éthiques. Nous allons nous concentrer sur ces événements
où le devenir de l’humain en nous et dans nos sociétés
devient la seule balise éthique encore croyable.