>[Retour aux Activités 2011-2012]


>[Fil de discussion]

>[Nos actualités]

>[Carnets de lecture]

>[Débat]

>[Courrier]

>[Liens]

>[Archives]

 


Carnets de lecture


 


 

 

La psychanalyse à ses frontières (avec l'histoire, la philosophie, les neurosciences, la médecine, les sciences sociales, l'économie, la monnaie, ... pour ne citer que quelques-unes d'entre elles). Ces carnets témoigneront de nos lectures et de nos questions sur le terrain de nos rencontres et des enjeux qu'elles révèlent. Nous invitons nos lecteurs à nous présenter leurs lectures de publications récentes (articles, livres, films, etc.) pertinentes aux enjeux de la psychanalyse.

25 avril 2012 - Nuit # 1 (Anne Émond)


Je l’admets d’emblée, les huis clos amoureux portés à l’écran ne m’intéressent pas généralement en raison des lieux communs qui y sont débités. Ce film Nuit #1 est toutefois d’une autre facture. Il nous plonge au sein d’une expérience intime que font un homme et une femme, expérience esquissée avec les traits de la masculinité pour cet homme mais plus précisément de la féminité pour cette femme.

Nous assistons à la première nuit d’un couple, deux individus propulsés l’un vers l’autre par une pulsion sexuelle, suite à une rencontre fortuite dans un party rave. Une fois la pulsion assouvie, elle espérera de lui un discours amoureux, des mots, des paroles qui ne viennent pas parce que lui s’endort aussitôt. L’espérance qu’il la poétise ayant été déçue, elle décide de partir, emportant, faute de mieux, une photo de lui endormi. Mais il se réveille au bruit de la porte qui se referme et il lui demande de revenir. S’engage alors un échange de paroles entre ces deux êtres où chacun se dévoilera, exprimant un mal de vivre au risque de s’exposer à l’autre dans une telle vulnérabilité.

Le texte de cet échange, très beau, criant de vérité, expose comment deux êtres à l’aube de la trentaine, insérés dans la modernité, vivent d’une part ce « pas de rapport sexuel » chez l’humain posé par Lacan et d’autre part comment un réel, un impossible à dire engendre pour chacun une rupture dans le lien social. Film bouleversant qui dérange. Qu’est-ce qui nous secoue? Ce n’est pas, il me semble, l’évocation d’un mal de vivre d’une génération. Peut-être est-ce ce passage, de la rencontre de deux individus étrangers l’un à l’autre qui assouvissent une pulsion sexuelle, à l’expression d’une parole vraie, une bascule inattendue initiée par un homme. La réalisatrice a su éviter d’emblée le cliché de « l’homme qui ne parle pas », cette plainte si souvent entendue de la part des femmes québécoises et pointée comme un défaut qui serait inhérent au masculin.

Au contraire, c’est lui qui rattrape son amante d’une nuit qui allait se sauver au petit matin, sans un mot… Il lui avoue qu’il ne comprend pas. « L’amour moderne me dégoûte, les filles émancipées me dégoûtent, on dirait des mecs… ça me donne mal au ventre ce genre d’histoire … ». Il se met alors à lui parler, de ce qu’il n’aurait pas connu d’elle si elle avait réussi à s’éclipser, il prend le risque de parler de lui, puis il l’écoute parler d’elle, insistant même devant les tentatives de fuite de celle-ci, sous diverses formes. Puis chacun dévoile ses attentes dans le lien à l’autre ainsi qu’un certain désarroi devant la vie.

Elle a le courage de lui dire les mots qu’elle aurait aimé entendre; qu’il la supplie de rester, que cette rencontre a fait une différence pour lui et qu’il désire partager sa vie avec elle. « J’aurais aimé que tu voies en moi des choses belles, que je vois pas moi-même, qu’une histoire grandiose commence pour nous deux cette nuit. Mais tu t’es endormi ». Ce film met en scène ce décalage entre les attentes d’une femme, l’expression de son désir au féminin et ce que peut vivre un homme dans une relation amoureuse, son désir au masculin, deux tonalités qui ne sont pas au même diapason mais qui peuvent se vivre et s’harmoniser en autant qu’il y ait un passage par la parole.

Si dans la relation amoureuse, nous observons un décalage chez ces deux personnages dans l’expression de leur désir, nous l’observons également dans leur articulation au lien social. Les deux ont du mal à s’arrimer aux idéaux et interdits posés par la société. Toutefois l’homme fait preuve d’une grande lucidité et il prend une position éthique en déclarant devant l’échec de sa vie : «… le plus atroce c’est que je ne peux blâmer personne d’autre que moi pour tout ça. Je ne peux pas mettre la faute sur la société… ». Constat qui laisse au moins une porte ouverte pour sortir de cette impasse.

Elle croit qu’elle n’a pas d’idéaux ou du moins elle a du mal à les définir, ne trouvant pas non plus de repères dans son entourage, auprès de ces gens qui « ne poursuivent pas vraiment d’objectif, ni individuel, ni collectif… ». Elle a bien une idée de ce qui serait souhaitable en regard de son désir mais elle se bute à un non recevable par ce qui est défini des normes sociales, notamment dans le domaine de l’enseignement au primaire, la profession qu’elle a choisi d’exercer. Son désir trouve difficilement une place dans le cadre social actuel.

Sa détresse, son mal de vivre, elle tente de s’en distancer maladroitement dans l’abus de drogue, d’alcool, les nuits de danse effrénées et dans une sexualité débridée. « C’est toujours pareil, quand le soleil commence à se lever, je panique, la vraie vie me rattrape. » Elle parle de sexualité mais au fait, s’agit-il de sexualité puisqu’il n’y a aucune rencontre de l’autre. « Je me sens complètement vide, dit-elle. Je suis absolument rien, rien d’autre qu’un corps, un corps qui danse, qui baise … je ne peux pas supporter que l’euphorie arrête… il n’y a pas de musique qui convient pour ces moments là non plus ». Jusque là, pas de mots pour faire avec cette jouissance. Mais devant l’insistance de son amant, elle lui parle, il écoute et il accueille cette détresse.

Il se produit alors un changement important chez elle. À la fois désireuse d’avoir un rapport de paroles avec un compagnon mais à la fois prise dans la séduction dans son rapport à l’autre, devant l’insistance de passer par le signifiant plutôt que par des actes mortifères, son mode de lien social se modifie. Nous la retrouvons dans sa classe de troisième année, avec ses élèves qu’elle a initiés à la poésie. Projet audacieux pour des enfants de huit ou neuf ans. Les poèmes choisis font référence à la beauté de la langue québécoise, à des mots porteurs d’histoire et une invitation à s’impliquer pour son pays. Elle a ainsi pris une position éthique et posé un acte non pas cette fois destructeur pour elle, mais un acte d’engagement social, entraînant d’autres, la génération qui la suit, dans son sillage. Nous la voyons, écoutant les enfants, une lumière dans les yeux, mais à la fois son regard se posant vers un ailleurs, dessinant l’ébauche d’un possible.

Que s’est-il passé pour cette femme pour qu’on perçoive une transformation de la pulsion, de mortelle à source de beauté et de poésie? Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses à partir de l’expérience exposée par la cinéaste. Il semble que le fait qu’elle ait enfin réussi à mettre en mots, en s’adressant à un homme, qu’elle désire qu’il la désire, faisant ressortir pour elle la nécessité de passer par le signifiant du désir de l’Autre, a rendu caduque ses passages à l’acte et les mises en scène de son mal intérieur. D’un impossible à dire signifié par des actes potentiellement mortifères, la prise de parole dans l’ouverture à un autre qui l’écoute apparaît avoir été l’amorce d’un changement de position subjective. Ce parcours évoque celui d’un sujet dans la cure analytique.

Louise Pepin
Analyste-clinicien du Gifric et de l’ÉFQ

[Faire parvenir votre commentaire]

9 septembre 2011 - Olivier de Sagazan


Le symposium 2011 de la peinture à Baie Saint-Paul comptait parmi ses peintres invités Olivier de Sagazan. J’en ignorais l’existence, ignorance, ignorance. Ce fut une découverte, un envahissement, une surprise, une mise au travail. Transfiguration donnait-il comme titre à son expérience. Il présenta le jeudi 25 août à 21h00 un événement qui bouscula les spectateurs fascinés. Habillé en bourgeois formaté, complet, chemise blanche et cravate, il entama avec de l’argile et de la peinture sa transformation déchirante (on trouvera des événements semblables de sa part sur Youtube en passant par son nom). Travail à l’aveugle sur soi-même par un peintre sculpteur qui, férocement allais-je dire, refusait l’enfermement dans les représentations auxquelles nous sommes réduits. Mais rien de l’humain n’a disparu, le corps a inscrit le passé, il faut retrouver les ancêtres, les convoquer, rebattre les cartes, revivre en se libérant des carcans de l’industrialité envahissante. Ce peintre devant nous détruisait quelque chose de lui, délocalisait son être, le ressourçait du côté de ses fantômes, se faisait filmer pour trouver ensuite dans ce corps défiguré toute la vie d’un ailleurs qui inspirera sa peinture.

Des philosophes, d’autres peintres, des critiques d’art, des psychanalystes ont été bousculés et conduits à la réflexion par ces événements. (On peut lire ici Quand le visage perd sa face. La défiguration en art, 2009. Olivier de Sagazan y a regroupé des écrivains qui réagissent à une exposition des travaux de ces artistes; voir par exemple la page web de l'artiste). Cet événement de Baie Saint-Paul, la discussion animée entamée dès la première rencontre avec ce peintre m’attirait irrésistiblement vers l’expérience de la passe où rien ne se maîtrise, où la peur n’est pas de mise, où le traumatisme débordé laisse une chance au Réel de poser des actes ouvrant aux œuvres. Quelle ‘lueur’, pour parler comme Georges Didi-Huberman, se profile ici entre l’obscurité et la clarté? Quelle ‘réversion’ s’y opère? Quelle ‘délocalisation’ ? pour emprunter encore ces deux termes aux travaux subtils de cet auteur. Et quel savoir aux confins des mises à mort?

Yvan Simonis
Psychanalyste

Quand mon collègue psychanalyste Yvan Simonis m’a parlé de la démarche de cet artiste, sa technique et sa visée m’ont aussitôt interpelé. Cet artiste produisait une performance sous l’œil de la caméra pour tenter ensuite de traduire sur une toile ce que sa performance donnait à voir. Lorsque j’ai vu les quelques photographies qui accompagnaient le coffret qui renfermait quelques-unes de ses performances filmées, j’étais stupéfait devant la beauté indescriptible de celles-ci. Le visionnement de ses performances a poussé encore plus loin ce renversement et ce trouble que suscitait chez moi son œuvre. J’étais interloqué, sans mot, pantois. Quelle énergie pouvait bien animer Olivier de Sagazan avec autant de violence dans ses performances, de quel carcan tyrannique cherchait-il à s’extirper, et d’abord qui ou quoi cherchait ainsi à se donner à voir, quelle était cette énergie en quête d’une visibilité qui l'animait?

Bien sûr, tout de suite, il m’est venu à l’esprit que cet homme tentait par son art d’évoquer un imprésentable. Mon collègue Yvan Simonis me reprocherait sans doute ici ce trop rapide recours à une « interprétation ». C’est vrai. Mais que dire devant une telle performance? À l’aveugle (puisqu’il ne se voit pas durant la performance mais seulement une fois celle-ci filmée), ne tente-t-il pas de mettre en scène, grâce à un savoir logé dans son corps, ce que Willy Apollon, psychanalyste, conceptualise comme l’inscription des effets de la Voix, ce déchirement de l’organisme qui appelle l’apparition de la lettre du corps?

Maîtrisé au niveau de la couleur et de son environnement (fond métallique aux couleurs sombres et rouillées sur lequel gicle la couleur), voire même peut-être de la gestuelle, le résultat n’en est pas moins époustouflant, frôlant par moment une horreur aussitôt transcendée. Elle ne laisse pas indifférent, c’est certain. Sa performance s’en trouve-t-elle pour autant adressée? Et pour qui? Et pour quoi? Sans doute, l’expérimentation et la répétition de ses performances ont fourni et continuent probablement de fournir à l’artiste un formidable matériel à peindre. Par moment, on se croirait devant l’œuvre animé d’une toile de Francis Bacon ou devant une statuette africaine ou encore d’un autre âge, d’une époque où l’humanité sort de l’animalité : la filasse, l’argile, les cendres ou la poussière ainsi que les branches qu’il agence au travers de la tête et qui font penser à ces clous qui ornent certaines statuettes africaines, à ces flèches qui traversent le corps brisé et souffrant de Frida Khalo, ne tentent-ils pas de faire surgir au devant de la scène ce corps érogène détaché de l'organisme ?

Ses performances semblent toutefois rattrapées à certains moments par un retour en force, sans doute non voulu, d’une imagerie culturelle (je pense ici aux cornes qu’il se fabrique avec l’argile ou encore au cœur rouge qu’il peint à l’aveugle sur son corps mais situé à la bonne place, ou encore la croix, symbole par excellence de cet univers judéo-chrétien duquel il est issu). À d’autres moments, c’est par le recours à la philosophie orientale, ou le signifiant, qu’il tente de cerner avec l’image - celle de sa performance - ce qui est justement incernable. Tout se déroule comme si cet arrachement qu’il tente au formatage imposé par le social, la culture et la civilisation achoppait, insupportable sans doute. Le corps livré à la Voix qu'il tente de retrouver ou sa tentative d'en faire figurer la source par cette performance artistique est sans cesse rattrapé, happé, harnaché par une histoire, par un environnement, par une culture. Tout se passe comme si l’imprésentable trouvait momentanément un lieu dans la performance de Sagazan pour aussitôt se dérober, ce qui force peut-être l’artiste à recommencer ses performances, en quête de cette visibilité qu’il cherche à capter sur la pellicule pour la transcrire ensuite sur la toile.

Son travail fait bien apparaître à mon avis la souffrance inhérente à la naissance de l’humanité, ce cri qui accompagne le déchirement de l’organisme sous les effets de la Voix, "pulsion de mort" dirait Freud. D’un geste brusque, il ouvre l’argile couvrant sa bouche pour en faire sortir un cri qui bouscule, dérange. Ici, pas de place pour le signifiant. Pas encore du moins. Transfiguration V nous offre même une longue séquence de vingt minutes où figure un type d’homme de Neandertal dans sa forêt. Images sublimes d’une impossible mission qui tente d’évoquer, tout en ratant cette évocation, un donner à voir du surgissement de l’humanité.

Denis Morin
Ethnoanalyste

Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d'intervention clinique et culturelle

342, boul. René-Lévesque ouest,Québec, Qc, Canada,G1S 1R9