On pourrait
se demander ce qui est le plus remarquable et qui décrit le
mieux ce qui est en jeu aujourd’hui partout en Amérique,
et peut-être aussi partout ailleurs : serait-ce la montée
de la droite nationaliste ou l’extrême droite qui alimente
les populismes ou serait-ce plutôt le multiculturalisme qu’une
certaine gauche cherche à imposer comme idéologie «
post nationaliste ». La question, par ce qu’elle souligne
comme situation, rend la réponse peu pertinente, sinon inintéressante.
Il y a quelque vingt ans, à l’approche de l’an
2000, on aimait les expressions de fin de siècle et de fin
d’époque. L’impensé de ce qui était
alors « encore à venir » fomentait dans l’imaginaire
des fantaisies de catastrophes alimentées par des croyances
moyenâgeuses. J’insistais déjà sur cette
mondialisation qui se mettait en place, comme résultante à
entrevoir d’une confrontation de civilisations, qu’il
ne fallait pas confondre avec les enjeux de la globalisation financière
qui était à son apogée. Nous disions alors, c’était
en 2004, qu’il était logique de penser que la cohabitation
de ces deux phénomènes était impossible et qu’une
crise globale était inévitable, voire nécessaire.
Nous ne sommes pas aujourd’hui dans l’après-coup
de cette crise, nous sommes en plein dedans.
Tous
les soirs, dans les nouvelles du jour, nous en apprenons un peu plus
et nous voyons se mettre en place les conditions de cette crise globale
qui ne concerne pas simplement le capitalisme. Certes l’internationalisation
du Capital dans les années 1960-70, en entraînant la
globalisation financière avec ses conséquences pour
l’affaiblissement des États, donc du politique, dans
les années 2000, a ouvert un espace sans règles à
la dynamique de confrontation des civilisations que la colonisation
avait secrètement initiée. Dans une telle conjoncture,
il n’existe pas en quelque sorte de points de non-retour et
encore moins de ligne rouge à ne pas franchir. L’une
des caractéristiques fondamentales de la colonisation qui est
au cœur des rapports de l’Occident à l’Autre,
c’est la dissémination des limites qui rendaient possible
précisément l’aperception de l’Autre et
donc en conséquence son identification. Ce défaut du
rapport à l’Autre qui met en cause toute structure d’adresse
est ce qui est en jeu aujourd’hui sur le mode d’une fin
en ce qui concerne la civilisation occidentale.
L’ampleur
de cette question va être l’objet de nos préoccupations
dans nos rencontres pendant les deux ans qui viennent. En deçà
et au-delà de ces enjeux de civilisation c’est de l’humain
qu’il est question. Dans un premier temps, nous allons travailler
à clarifier, peut-être faudrait-il dire décoloniser,
cette question de l’humain prise en otage dans un concept non
encore déconstruit de « prédestination »
où le capitalisme issu du protestantisme anglo-saxon a enfermé
le concept très occidental d’universel. En fait en dehors
de la mathématique et de la physique qui s’enracinent
dans cette humanité, toutes nos sciences souffrent de cette
colonisation. Elles doivent toutes respecter des limites dont la crédibilité
se fonde dans des récits où les civilisations, et tout
d’abord en ce qui nous concerne, l’occidentale, produisent
le croyable. Dans cette perspective, l’espace mental et tout
ce qui en découle, du sexe à l’amour et de l’éthique
au politique, tout devient un produit de civilisation. Les religions,
quelles que soient leurs formes, tiennent de là leur utilité
: définir et produire les conditions du croyable en fonction
du pouvoir de contrôle de l’humain dans l’individu
comme dans le collectif.
Au niveau
de l’individu saisi comme membre du collectif cette perspective
met en jeu quelques questions décisives pour sa survie dans
la coexistence et sa satisfaction dans le compagnonnage. Ce sont précisément
les questions dont le psychanalyste ne peut dispenser ni l’anthropologue
ni le philosophe ni ceux, psychologue ou psychiatre, qui, sous le
couvert des neurosciences, prétendent en tenir lieu, compte
tenu de la fonction qu’ils sont supposés assumer aujourd’hui
dans la civilisation occidentale. Ces questions concernent en tout
premier lieu la structure de l’adresse, donc le sujet de la
parole et l’Autre de son adresse, puisque de toute évidence
l’un comme l’autre précède de plus d’une
centaine de milliers d’années la création du langage
par Sapiens. Chez l’animal, le mâle, en toute apparence
ne s’adresse pas à la femelle et celle-ci ne semble pas
devoir s’y attendre. Ce qui se passait entre eux, avant la domestication
de certaines espèces par Sapiens, relevait des rapports d’adaptation
du groupe à un environnement physique et temporel. Ce n’est
pas sans conséquence pour toute appréhension possible
de la question de l’érotisme qui sort Sapiens des limites
des nécessités de la reproduction du groupe et fait
primer en lui une quête insue sur des impératifs de contrôle
social. Quand quelque deux cents mille ans plus tard de larges regroupements
d’individus parlants nécessiteront la création
du langage c’est cette structure d’adresse comme telle
qui sera mise en cause par tout ce que les cultures naissantes, produits
du langage, définiront comme « impropre au dire »
parce que cela mettrait en cause le collectif comme tel. La nécessité
du politique alors, comme gestion du devenir d’un collectif
d’êtres désirants et parlants, imposera un ensemble
de conditions de promotion de l’humain en regard d’autres
espèces, cousines ou voisines, qui semblaient vouées
à la disparition.
Si nous tentons de considérer que ces questions se posent chaque
fois que des contextes historiques mettent en cause ce que les civilisations
construisent pour la promotion de l’humain, alors nous devons
constater la nécessité de reprendre ces questions dans
le contexte où nous nous trouvons aujourd‘hui. Quand
une civilisation se défait, comme nous le voyons à la
chute de l’empire romain, l’enjeu de la structure d’adresse
est mis en cause. Nous pouvons considérer le même phénomène
au XVIe siècle ou quelque 2000 ans avant avec la chute du grand
empire égyptien. La décomposition des limites du recevable
n’entraîne pas automatiquement la construction de nouveaux
repères éthiques. Les civilisations sont mortelles.
C’est l’expérience qui s’impose quand le
champ même de l’esthétique, où cette «
chose » qui spécifie Sapiens et crée des voies
de sortie à toutes les limites du langage, se trouve minée
par les violences qui compromettent les conditions du politique.
Dans
les 10 prochaines rencontres de 2019-2020 puis de 2020-2021, nous
allons tenter de cerner ces questions qui touchent les civilisations
de notre époque avec leurs conséquences pour les collectifs
qui perdent le contrôle du compagnonnage. Les modes sous lesquels
notre époque traverse ces questions et ce qui peut déjà
se penser comme conditions pour ou contre la promotion de l’humain
nous aideront à nous intéresser à « ce
qui est encore à venir ». C’est là en effet
le vrai objet de cette quête insue qui anime l’humain.
C’est la préoccupation des nouvelles générations
et en regard de quoi se détermine leur rapport à la
nôtre.