La
psychanalyse à ses frontières (avec l'histoire,
la philosophie, les neurosciences, la médecine, les sciences
sociales, l'économie, la monnaie, ... pour ne citer que
quelques-unes d'entre elles). Ces carnets témoigneront
de nos lectures et de nos questions sur le terrain de nos rencontres
et des enjeux qu'elles révèlent. Nous invitons nos
lecteurs à nous présenter leurs lectures de publications
récentes (articles, livres, films, etc.) pertinentes aux
enjeux de la psychanalyse.
25
avril 2012 - Nuit # 1 (Anne Émond)
Je
l’admets d’emblée, les huis clos amoureux
portés à l’écran ne m’intéressent
pas généralement en raison des lieux communs qui
y sont débités. Ce film Nuit #1 est
toutefois d’une autre facture. Il nous plonge au sein d’une
expérience intime que font un homme et une femme, expérience
esquissée avec les traits de la masculinité pour
cet homme mais plus précisément de la féminité
pour cette femme.
Nous
assistons à la première nuit d’un couple,
deux individus propulsés l’un vers l’autre
par une pulsion sexuelle, suite à une rencontre fortuite
dans un party rave. Une fois la pulsion assouvie, elle espérera
de lui un discours amoureux, des mots, des paroles qui ne viennent
pas parce que lui s’endort aussitôt. L’espérance
qu’il la poétise ayant été déçue,
elle décide de partir, emportant, faute de mieux, une photo
de lui endormi. Mais il se réveille au bruit de la porte
qui se referme et il lui demande de revenir. S’engage alors
un échange de paroles entre ces deux êtres où
chacun se dévoilera, exprimant un mal de vivre au risque
de s’exposer à l’autre dans une telle vulnérabilité.
Le
texte de cet échange, très beau, criant de vérité,
expose comment deux êtres à l’aube de la trentaine,
insérés dans la modernité, vivent d’une
part ce « pas de rapport sexuel » chez l’humain
posé par Lacan et d’autre part comment un réel,
un impossible à dire engendre pour chacun une rupture dans
le lien social. Film bouleversant qui dérange. Qu’est-ce
qui nous secoue? Ce n’est pas, il me semble, l’évocation
d’un mal de vivre d’une génération.
Peut-être est-ce ce passage, de la rencontre de deux individus
étrangers l’un à l’autre qui assouvissent
une pulsion sexuelle, à l’expression d’une
parole vraie, une bascule inattendue initiée par un homme.
La réalisatrice a su éviter d’emblée
le cliché de « l’homme qui ne parle pas »,
cette plainte si souvent entendue de la part des femmes québécoises
et pointée comme un défaut qui serait inhérent
au masculin.
Au
contraire, c’est lui qui rattrape son amante d’une
nuit qui allait se sauver au petit matin, sans un mot… Il
lui avoue qu’il ne comprend pas. « L’amour moderne
me dégoûte, les filles émancipées me
dégoûtent, on dirait des mecs… ça me
donne mal au ventre ce genre d’histoire … ».
Il se met alors à lui parler, de ce qu’il n’aurait
pas connu d’elle si elle avait réussi à s’éclipser,
il prend le risque de parler de lui, puis il l’écoute
parler d’elle, insistant même devant les tentatives
de fuite de celle-ci, sous diverses formes. Puis chacun dévoile
ses attentes dans le lien à l’autre ainsi qu’un
certain désarroi devant la vie.
Elle
a le courage de lui dire les mots qu’elle aurait aimé
entendre; qu’il la supplie de rester, que cette rencontre
a fait une différence pour lui et qu’il désire
partager sa vie avec elle. « J’aurais aimé
que tu voies en moi des choses belles, que je vois pas moi-même,
qu’une histoire grandiose commence pour nous deux cette
nuit. Mais tu t’es endormi ». Ce film met en scène
ce décalage entre les attentes d’une femme, l’expression
de son désir au féminin et ce que peut vivre un
homme dans une relation amoureuse, son désir au masculin,
deux tonalités qui ne sont pas au même diapason mais
qui peuvent se vivre et s’harmoniser en autant qu’il
y ait un passage par la parole.
Si
dans la relation amoureuse, nous observons un décalage
chez ces deux personnages dans l’expression de leur désir,
nous l’observons également dans leur articulation
au lien social. Les deux ont du mal à s’arrimer aux
idéaux et interdits posés par la société.
Toutefois l’homme fait preuve d’une grande lucidité
et il prend une position éthique en déclarant devant
l’échec de sa vie : «… le plus atroce
c’est que je ne peux blâmer personne d’autre
que moi pour tout ça. Je ne peux pas mettre la faute sur
la société… ». Constat qui laisse au
moins une porte ouverte pour sortir de cette impasse.
Elle
croit qu’elle n’a pas d’idéaux ou du
moins elle a du mal à les définir, ne trouvant pas
non plus de repères dans son entourage, auprès de
ces gens qui « ne poursuivent pas vraiment d’objectif,
ni individuel, ni collectif… ». Elle a bien une idée
de ce qui serait souhaitable en regard de son désir mais
elle se bute à un non recevable par ce qui est défini
des normes sociales, notamment dans le domaine de l’enseignement
au primaire, la profession qu’elle a choisi d’exercer.
Son désir trouve difficilement une place dans le cadre
social actuel.
Sa
détresse, son mal de vivre, elle tente de s’en distancer
maladroitement dans l’abus de drogue, d’alcool, les
nuits de danse effrénées et dans une sexualité
débridée. « C’est toujours pareil, quand
le soleil commence à se lever, je panique, la vraie vie
me rattrape. » Elle parle de sexualité mais au fait,
s’agit-il de sexualité puisqu’il n’y
a aucune rencontre de l’autre. « Je me sens complètement
vide, dit-elle. Je suis absolument rien, rien d’autre qu’un
corps, un corps qui danse, qui baise … je ne peux pas supporter
que l’euphorie arrête… il n’y a pas de
musique qui convient pour ces moments là non plus ».
Jusque là, pas de mots pour faire avec cette jouissance.
Mais devant l’insistance de son amant, elle lui parle, il
écoute et il accueille cette détresse.
Il
se produit alors un changement important chez elle. À la
fois désireuse d’avoir un rapport de paroles avec
un compagnon mais à la fois prise dans la séduction
dans son rapport à l’autre, devant l’insistance
de passer par le signifiant plutôt que par des actes mortifères,
son mode de lien social se modifie. Nous la retrouvons dans sa
classe de troisième année, avec ses élèves
qu’elle a initiés à la poésie. Projet
audacieux pour des enfants de huit ou neuf ans. Les poèmes
choisis font référence à la beauté
de la langue québécoise, à des mots porteurs
d’histoire et une invitation à s’impliquer
pour son pays. Elle a ainsi pris une position éthique et
posé un acte non pas cette fois destructeur pour elle,
mais un acte d’engagement social, entraînant d’autres,
la génération qui la suit, dans son sillage. Nous
la voyons, écoutant les enfants, une lumière dans
les yeux, mais à la fois son regard se posant vers un ailleurs,
dessinant l’ébauche d’un possible.
Que
s’est-il passé pour cette femme pour qu’on
perçoive une transformation de la pulsion, de mortelle
à source de beauté et de poésie? Nous ne
pouvons qu’émettre des hypothèses à
partir de l’expérience exposée par la cinéaste.
Il semble que le fait qu’elle ait enfin réussi à
mettre en mots, en s’adressant à un homme, qu’elle
désire qu’il la désire, faisant ressortir
pour elle la nécessité de passer par le signifiant
du désir de l’Autre, a rendu caduque ses passages
à l’acte et les mises en scène de son mal
intérieur. D’un impossible à dire signifié
par des actes potentiellement mortifères, la prise de parole
dans l’ouverture à un autre qui l’écoute
apparaît avoir été l’amorce d’un
changement de position subjective. Ce parcours évoque celui
d’un sujet dans la cure analytique.
Louise
Pepin
Analyste-clinicien du Gifric et de l’ÉFQ
Le
symposium 2011 de la peinture à Baie Saint-Paul
comptait parmi ses peintres invités Olivier de Sagazan.
J’en ignorais l’existence, ignorance, ignorance. Ce
fut une découverte, un envahissement, une surprise, une
mise au travail. Transfiguration donnait-il comme
titre à son expérience. Il présenta le jeudi
25 août à 21h00 un événement qui bouscula
les spectateurs fascinés. Habillé en bourgeois formaté,
complet, chemise blanche et cravate, il entama avec de l’argile
et de la peinture sa transformation déchirante (on trouvera
des événements semblables de sa part sur Youtube
en passant par son nom). Travail à l’aveugle sur
soi-même par un peintre sculpteur qui, férocement
allais-je dire, refusait l’enfermement dans les représentations
auxquelles nous sommes réduits. Mais rien de l’humain
n’a disparu, le corps a inscrit le passé, il faut
retrouver les ancêtres, les convoquer, rebattre les cartes,
revivre en se libérant des carcans de l’industrialité
envahissante. Ce peintre devant nous détruisait quelque
chose de lui, délocalisait son être, le ressourçait
du côté de ses fantômes, se faisait filmer
pour trouver ensuite dans ce corps défiguré toute
la vie d’un ailleurs qui inspirera sa peinture.
Des philosophes, d’autres peintres, des critiques d’art,
des psychanalystes ont été bousculés et conduits
à la réflexion par ces événements.
(On peut lire ici Quand le visage perd sa face. La défiguration
en art, 2009. Olivier de Sagazan y a regroupé des
écrivains qui réagissent à une exposition
des travaux de ces artistes; voir par exemple la page
web de l'artiste). Cet événement
de Baie Saint-Paul, la discussion animée entamée
dès la première rencontre avec ce peintre m’attirait
irrésistiblement vers l’expérience de la passe
où rien ne se maîtrise, où la peur n’est
pas de mise, où le traumatisme débordé laisse
une chance au Réel de poser des actes ouvrant aux œuvres.
Quelle ‘lueur’, pour parler comme Georges Didi-Huberman,
se profile ici entre l’obscurité et la clarté?
Quelle ‘réversion’ s’y opère?
Quelle ‘délocalisation’ ? pour emprunter encore
ces deux termes aux travaux subtils de cet auteur. Et quel savoir
aux confins des mises à mort?
Yvan Simonis
Psychanalyste
Quand
mon coll�gue psychanalyste Yvan Simonis m�a parl� de la d�marche
de cet artiste, sa technique et sa vis�e m�ont aussit�t interpel�.
Cet artiste produisait une performance sous l��il de la cam�ra
pour tenter ensuite de traduire sur une toile ce que sa performance
donnait � voir. Lorsque j�ai vu les quelques photographies qui
accompagnaient le coffret qui renfermait quelques-unes de ses
performances film�es, j��tais stup�fait devant la beaut� indescriptible
de celles-ci. Le visionnement de ses performances a pouss� encore
plus loin ce renversement et ce trouble que suscitait chez moi
son �uvre. J��tais interloqu�, sans mot, pantois. Quelle �nergie
pouvait bien animer Olivier de Sagazan avec autant de violence
dans ses performances, de quel carcan tyrannique cherchait-il
� s�extirper, et d�abord qui ou quoi cherchait
ainsi � se donner � voir, quelle �tait cette �nergie en qu�te
d�une visibilit� qui l'animait?
Bien
s�r, tout de suite, il m�est venu � l�esprit que cet homme tentait
par son art d��voquer un impr�sentable. Mon coll�gue Yvan Simonis
me reprocherait sans doute ici ce trop rapide recours � une �
interpr�tation �. C�est vrai. Mais que dire devant une telle performance?
� l�aveugle (puisqu�il ne se voit pas durant la performance mais
seulement une fois celle-ci film�e), ne tente-t-il pas de mettre
en sc�ne, gr�ce � un savoir log� dans son corps, ce que Willy
Apollon, psychanalyste, conceptualise comme l�inscription des
effets de la Voix, ce d�chirement de l�organisme qui appelle l�apparition
de la lettre du corps?
Ma�tris�
au niveau de la couleur et de son environnement (fond m�tallique
aux couleurs sombres et rouill�es sur lequel gicle la couleur),
voire m�me peut-�tre de la gestuelle, le r�sultat n�en est pas
moins �poustouflant, fr�lant par moment une horreur aussit�t transcend�e.
Elle ne laisse pas indiff�rent, c�est certain. Sa performance
s�en trouve-t-elle pour autant adress�e? Et pour qui? Et pour
quoi? Sans doute, l�exp�rimentation et la r�p�tition de ses performances
ont fourni et continuent probablement de fournir � l�artiste un
formidable mat�riel � peindre. Par moment, on se croirait devant
l��uvre anim� d�une toile de Francis Bacon ou devant une statuette
africaine ou encore d�un autre �ge, d�une �poque o� l�humanit�
sort de l�animalit� : la filasse, l�argile, les cendres ou la
poussi�re ainsi que les branches qu�il agence au travers de la
t�te et qui font penser � ces clous qui ornent certaines statuettes
africaines, � ces fl�ches qui traversent le corps bris� et souffrant
de Frida Khalo, ne tentent-ils pas de faire surgir au devant de
la scène ce corps érogène détaché
de l'organisme ?
Ses
performances semblent toutefois rattrap�es � certains moments
par un retour en force, sans doute non voulu, d�une imagerie culturelle
(je pense ici aux cornes qu�il se fabrique avec l�argile ou encore
au c�ur rouge qu�il peint � l�aveugle sur son corps mais situ�
� la bonne place, ou encore la croix, symbole par excellence de
cet univers jud�o-chr�tien duquel il est issu). � d�autres moments,
c�est par le recours � la philosophie orientale, ou le signifiant,
qu�il tente de cerner avec l�image - celle de sa performance -
ce qui est justement incernable. Tout se d�roule comme si cet
arrachement qu�il tente au formatage impos� par le social, la
culture et la civilisation achoppait, insupportable sans doute.
Le corps livr� � la Voix qu'il tente de retrouver ou sa tentative
d'en faire figurer la source par cette performance artistique
est sans cesse rattrap�, happ�, harnach� par une histoire, par
un environnement, par une culture. Tout se passe comme si l�impr�sentable
trouvait momentan�ment un lieu dans la performance de Sagazan
pour aussit�t se d�rober, ce qui force peut-�tre l�artiste � recommencer
ses performances, en qu�te de cette visibilit� qu�il cherche �
capter sur la pellicule pour la transcrire ensuite sur la toile.
Son
travail fait bien appara�tre � mon avis la souffrance inh�rente
� la naissance de l�humanit�, ce cri qui accompagne le d�chirement
de l�organisme sous les effets de la Voix, "pulsion de mort"
dirait Freud. D�un geste brusque, il ouvre l�argile couvrant sa
bouche pour en faire sortir un cri qui bouscule, d�range. Ici,
pas de place pour le signifiant. Pas encore du moins. Transfiguration
V nous offre m�me une longue s�quence de vingt minutes o�
figure un type d�homme de Neandertal dans sa for�t. Images sublimes
d�une impossible mission qui tente d��voquer, tout en ratant cette
�vocation, un donner � voir du surgissement de l�humanit�.