Dans
le contexte historique où nous nous trouvons au Québec,
le refus brutal de la psychanalyse au moment même où
grâce à des transformations internes, elle offre les
premiers résultats jusque-là inespérés
dans le domaine des troubles mentaux graves et persistants, relève
peut-être d’une peur dont l’objet est apparemment
mal identifié. La psychanalyse est dangereuse, voire même
nuisible, dit-on, c’est peut-être vrai. Mais pour qui
et pour quoi? Certes pas pour les jeunes psychotiques et les familles
qui, au 388, y trouvent leur compte. À en croire les journalistes
qui ont voulu rendre compte de l’attribution du prix Hans
W. Loewald aux auteurs de l’argument pour leur contribution
à l’histoire, à la théorie et à
la pratique de la psychanalyse, et en particulier pour leur apport
exceptionnel au traitement des psychoses, «Des professionnels
de la Santé mentale qui sont contre l’approche psychanalytique
du Gifric, admettent après avoir demandé l’anonymat
que cette méthode thérapeutique donne des résultats
indéniables». Une telle prudence politique, une telle
nécessité de se protéger dans la reconnaissance
même de ce qui est souhaitable, suppose toute une culture
du silence et de dénigrement orchestrée de la psychanalyse
comme le mal absolu dans le champ du traitement de la psychose.
Qu’est-ce qui est réactivé ainsi par l’intervention
de la psychanalyse dans ce champ de la psychose, pour qu’une
telle intervention provoque une peur si profonde? Ouvertement parfois,
mais plus souvent sous le couvert de l’anonymat on argue que
la psychanalyse réactive dans la psychose des forces qui
deviennent socialement et cliniquement incontrôlables, véritables
plaies ouvertes au flanc d’un univers symbolique rendu déjà
si fragile par la crise éthique qui ébranle nos sociétés.
Serions-nous encore prisonniers d’une peur imaginaire et religieuse
de la folie, qui, dans un passé pas si lointain, a alimenté
tant d’agression et de violence enveloppées dans une
volonté sociale de contrôle et de commisération
à l’égard du fou? Est-ce que au-delà
de la psychanalyse, ce qui serait visé, ce serait cette volonté
arrêtée du psychanalyste de donner la parole au malade
mental, d’entendre ce qu’il a à dire lui de ce
qui est sa psychose, plutôt que d’écouter le
scientifique et ses brillantes études sur ce qu’il
a pu observer dans son laboratoire avec les animaux ou avec ses
machines, à une distance prudente et calculée de cette
folie socialement dangereuse et subjectivement ravageante? Il me
semble que l’avenir de la psychiatrie est inséparable
de la réponse qu’elle voudra donner à cette
question là dans le contexte de société où
nous évoluons. On pourrait souhaiter pour les patients et
leurs familles, une psychiatrie ouverte à la diversité
et aux multiples dimensions de l’humain qui bouleversent le
psychisme d’êtres aux prises avec des sociétés
désarrimées de leurs balises symboliques. Cela suppose
que la psychiatrie nouvelle, loin d’être un parent pauvre
de la génétique, de la neurologie, de la pharmacologie
ou de la psychologie du comportement, par manque de résultats
satisfaisants pour les patients, ouvrira ces secteurs de la médecine
et des neurosciences à des perspectives humaines plus globales
et plus proches de la réalité de la vie. C’est
aussi souhaiter une psychiatrie capable de faire face tant aux forces
et aux terreurs profondes qui nous habitent qu’à la
capacité de l’être humain de prendre les risques
les plus incalculables pour créer du possible dans les impasses
les plus désespérées. Avant et depuis qu’il
s’est construit la science comme outil l’homme a toujours
fait face au pire dans son environnement et en lui-même.L’avenir
de la psychiatrie pour ceux qui ne sont pas psychiatres et ceux
qui ont tant besoin d’une psychiatrie en phase avec nos situations
d’aujourd’hui, est peut-être lié à
la générosité et au génie que les psychiatres
investiront collectivement dans la création de solutions
plus crédibles parce que plus diversifiées et véritablement
porteuses de résultats.
Note
1.
Le lecteur de Damasio non philosophiquement averti peut fort mal
évaluer l’opposition fort complexe entre Descartes
et Spinoza. Descartes part du point de vue de la conscience individuelle
qui doute de la réalité du monde dont elle fait partie,
sans jamais réussir à en rendre compte, aussi pour
lui l’esprit et le réel ne se rejoignent pas. Spinoza
part du Tout dont la conscience est un mode, aussi il parvient à
rendre compte d’un rapport entre l’esprit et le réel.
Or ceux qui se réclament de Spinoza partent de données
des sciences du cerveau, un point de départ que contrairement
à Spinoza, Descartes ne désavouerait pas. Ce débat
reste ouvert.
Références
ANSERMET,
F., MAGISTRETI, P., 2004, À chacun son cerveau, Paris, Odile
Jacob.
APOLLON, W., 1993, Fondements de la morale. Quels fondements, pour
quelle morale, Université du Québec à Rimouski.
APOLLON, W., 1999, Psychoses: l’offre de l’analyste,
Québec, Gifric.
APOLLON, W., BERGERON, D., CANTIN, L., 1990, Traiter la psychose,
Québec, Gifric.
APOLLON, W., BERGERON, D., CANTIN, L., 2002, After Lacan, SUNY,
NewYork.
ARISTOTE, 1992, L’Éthique à Nicomaque, Paris,
L de P.
BEAUDRILLARD, J., 1990, La transparence du mal, Paris, Galilée.
BIBEAU, G., 2004, Le Québec transgénique, Montréal,
Boréal.
BITBOL, M., 1998, L’aveuglante proximité du réel,
Paris, Flammarion.
CHARRAUD, N., 1997, Lacan et les mathématiques, Paris, Anthropos.
CHARRAUD, N., Infini et inconscient, Paris, Anthropos.
CHOMSKY, N., 2003, Le profit avant l’homme, Paris, Fayard.
DAMASIO, Antonio R., 1995, L’erreur de Descartes, Paris, Odile
Jacob.
DAMASIO, A. R., 2003, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob.
DENTON , D. 1995, L’émergence de la conscience, Paris,
Flammarion.
DESCARTES, R., 1990, Les passions de l’âme, Paris, L
de P.
ECCLES, J. C., 1992, Évolution du cerveau et création
de la conscience, Paris,
Fayard.
FREUD, S., 1956, Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF.
FREUD, S., 1976, Névrose, psychose et perversion, Paris,
PUF.
FREUD, S., 1971, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, Paris.
FREUD, S., 1989, Résultats, idées, problèmes,
I, Paris, PUF.
GLEICK, J., 1991, La théorie du chaos, Paris, Flammarion.
GOULD, S. J., 2000, Et Dieu dit «Que Darwin soit!»,
Paris, Seuil.
JACQUARD , A., et KAHN, A., 2001, L’avenir n’est pas
écrit, Paris, Bayard.
KAHN, A., 1996, La médecine du XXIe siècle: des gènes
et des hommes, Paris,
Bayard.
KAHN, A., 2000, Et l’homme dans tout ça?, Paris, NIL.
KANDEL, E., 1998, A New Intellectual Framework for Psychiatry, American
Journal of Psychiatry, 155.
KANDEL, E., 1999, Biology and the future of psychoanalysis, American
Journal
of Psychiatry, 156.
KANDEL, E., 2000, Principles of Neural Sciences, New York, Mc-Graw
Hill.
KAPLAN-SOLMS, K., SOLMS, M., 2000, Clinical Sudies in Neuro-psychoanalysis,
Londres, Karnac Books.
LACAN, J., 1966, D’une question préliminaire à
tout traitement possible de la
psychose, Écrits, Paris, Seuil.
LACAN, J., 1966, La science et la vérité, Écrits,
Paris, Seuil.
LACAN, J., 1986, L’éthique de la psychanalyse, Le Séminaire,
Livre VII, Paris,
Seuil.
LACAN,
J., 2004, L’angoisse, Le Séminaire, Livre X, Paris,
Seuil.
LEAKEY, Richard E, 1985, Les origines de l’homme, Paris, Flammarion.
LEDOUX, J., 2003, Neurobiologie de la personnalité, Paris,
Odile Jacob.
MAFFESOLI , M., 2002, La part du diable, Paris, Flammarion.
MALABOU, C., 2004, Que faire de votre cerveau, Paris, Bayard.
PALLY, R., 2000, The Mind-brain Relationship, Londres, Karnac.
PLATON, 1993, Le sophiste, Paris, Flammarion.
PRIGOGINE, I., 2001, La fin des certitudes, Paris, Odile Jacob.
RIDLEY, M., 2001, Génome, Paris, Robert Laffont.
ROSENFIELD, I., 1994, L’invention de la mémoire, Paris,
Flammarion.
SHELDRAKE, R., 2001, L’âme de la nature, Paris, Albin
Michel.
SOLMS, M., Turnbull, O., 2003, The Brain and the Inner World: An
Introduction
to Neurosciences of Subjective Experience, New York, Other Press.
SPINOZA, B. de, 1964-1966, L’éthique, Œuvres,
Paris, Flammarion, Paris.
THOM, R., 1993, Prédire n’est pas expliquer, Paris,
Flammarion.
TRINH XUAN, Thuan, 1998, Le chaos et l’harmonie, Paris, Fayard.
VINCENT, J. D., 1999, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob.
ZIEGLER, J., 2002, Les nouveaux maîtres du monde, Paris, Fayard